Le safran est une substance bien peu connue, mystérieuse, légendaire même, et ceci est dû, croyons-nous, à ses remarquables propriétés gustatives, son extraordinaire pouvoir colorant et ses curieuses vertues, autant qu’au rôle qu’il joua naguère dans les cérémonies religieuses de l’antiquité.
Le Crocus Sativus a pourtant longtemps été cultivé en France et encore en grande quantité jusqu’au siècle dernier ou il a failli complètement disparaître. Doté d’une renommée internationale, le safran de chez nous a peu à peu disparu de nos régions.
Usages, légendes et origines du Safran (safranum)
L’usage du safran remonte à la plus haute antiquité. Les auteurs anciens, tels qu’Homère, Pline, Virgile, Quinte-Curce, en font mention.
Il n’est pas évident de remonter précisément aux premières cultures de safran. On sait que la fleur de Crocus Sativus L. n’existe pas à l’état sauvage, qu’elle proviendrait d’un accident génétique du Crocus cartwrightianus, et que, la fleur cultivée aujourd’hui reste la même depuis des millénaires.
Les Égyptiens, les Grecs ou les Hébreux l’employèrent non seulement pour aromatiser ou colorer les aliments, mais encore dans les fêtes et surtout les cérémonies religieuses.
Il en fut de même aux Indes, où il est encore utilisé aujourd’hui, comme d’ailleurs en Iran, principal producteur mondial, où il joue un rôle dans les apprêts des cérémonies mortuaires.
Suivant les auteurs grecs, on l’utilisait à Tyr pour teindre en jaune les voiles des jeunes mariés, et il est rapporté qu’à Rome, sous Héliogabale, la magnifique couleur jaune d’or des tissus teints au safran était fort en vogue. Mais ce n’était cependant pas la seule propriété que mettaient à profit les Romains. Il servait aussi dans les cérémonies religieuses, où l’on avait coutume de le brûler à la manière de l’encens. Enfin les Romains jonchaient de fleurs de safran le sol des salles de festin et des théâtres. On l’absorbait aussi en infusion, et il est rapporté que les Sybarites buvaient du safran avant de sacrifier à Bacchus et à Vénus.
On voit donc que le safran était connu et apprécié des anciens. Il est probable que la connaissance des propriétés de cette plante passa ensuite aux Arabes qui en introduisirent la culture dans l’Afrique du Nord, puis ensuite en Espagne où elle est localisée de nos jours dans les provinces de Valence, Alicante et Carthagène.
Arrivée du safran en Europe
C’est le processus le plus vraisemblable de l’introduction du safran en Europe. Les cultures du Crocus Sativus sont nombreuses au Maroc et identiques à celles que l’on trouvait dans le Gâtinais.
Il est possible cependant que le safran nous ait été, à l’époque des croisades, rapporté d’Asie-Mineure comme tant d’autres choses.
Sur l’époque et l’origine de son introduction dans le Gâtinais, on est pas non plus fixé avec certitude. Il n’est pas douteux cependant que cette culture soit fort ancienne et, en tout cas, bien antérieure à 1698, date où un édit de Louis XIV reconnaît officiellement cette culture.
En effet, des minutes de beaux, retrouvées dans l’Orléanais, beaucoup plus anciennes que cette date, font déjà mention de la culture du safran.
Enfin, plusieurs documents établissent l’ancienneté de cette culture, et en attribuent l’introduction dans le Gâtinais à un gentilhomme de la famille des Porchaires, qui aurait rapporté les premiers oignons de safran de la région d’Avignon.
En effet, dans un mémoire paru en 1766, M. De La Taille des Essarts s’exprime ainsi :
« J’aurais bien voulu donner en passant un tribut d’une juste reconnaissance aux mânes de celui à qui nous avons, en ces provinces, l’obligation de la culture du safran. Je n’ai pu le connaître avec certitude; j’ai cependant lu, en quelque endroit, que c’est un gentilhomme de la maison des Porchaires, à qui appartenait alors la terre de Boynes, qui y apporta d’Avignon les premiers oignons de safran, sur la fin du quatorzième siècle, ce qui s’accorde assez avec la tradition : je ne vois même pas que le safran ait été cultivé dans aucune partie de la France avant les Croisades. »
Dans un ouvrage plus ancien encore, Histoire du Gâtinois, publié en 1630, Dom Morin, grand prieur de l’abbaye royale de Ferrière près Montargis, signale l’importance de la culture du safran dans la région Bouënnes (Boynes) :
« Le territoire de Bouënnes abonde en safran principalement et les habitans des environs en font grand trafic, les Allemands y font tous les ans une descente pour acheter cette marchandise, il s’en vend pour plus de trois cent mille livres par an; il est autant estimé que celui qui croît sur le mont du Liban. »
Et, plus loin, il fait allusion également à la maison des Porchaires :
« Proche le dit Boënnes, est un château d’assez belle apparence nommé Mouceaux, lequel appartient aux enfants de M. de Rhodes. Anciennement il appartenait aux seigneurs des Porchaires, antique maison fort estimée dans les annales de France. »
Enfin, il est plaisant de rappeler ce passage d’un vieil ouvrage de François de Godefroy (1) chroniqueur du XVIIe siècle, intitulé le Cérémonial français, et que reproduit M. Achille de Richambeau (2) dans son livre La famille de Ronsard :
« Lors de l’entrée solennelle de la reine Elisabeth, femme du roi Charles IX, au retour de son sacre, le 29 Mars 1571, sur un des portails rustiques élevés aux barrières de Paris, on vaoyait un tableau représentant un homme foulant aux pieds des tiges de safran qui n’en fleurrissaient que mieux, pour rappeler la grandeur de la France qui semble s’accroître avec l’adversité. »
Au dessous, on lisait ce quatrain, composé pour la circonstance :
Ronsard faisait illusion à ce fait, du reste constaté, si dans une plantation de safran un endroit vient à être piétiné, la partie ainsi foulée, sans doute en raison du tassement du sol, fournit des fleurs plus abondamment que les autres. (3)
Revenons pour finir tout juste quelques années en arrière, dans les années 70 :
« La culture a cessé (point tout à fait cependant) les pages enluminées au safran ont terni, et les crocus automnaux à long stigmates sont en régression, qu’ils soient “domestiqués” ou non; au point que les sociétés botaniques s’inquiètent et leur accordent aujourd’hui de nouvelles faveurs en les réintroduisant dans les arboretums, iridaceums et jardins alpins où les bleus qu’ils déploient valaient tous les ors de l’Automne. » (4)
- Le cérémonial français, de François de Godefroy, Paris 1649.
- La famille de Ronsard, p. 187, Paris, 1868.
- Chimie et industrie Vol. 14 – n°6, Georges Pierlot, ingénieur-chimiste I.C.N., 1925.
- A propos d’une exposition au musée des sciences naturelles d’Orléans, Pour que survivent les Crocus d’Automne, Daniel Royer, 1976.